En Afrique, le difficile défi de la souveraineté numérique

Pouvoir héberger ses données est crucial pour un continent de plus en plus connecté. S’appuyer sur ses propres infrastructures est un gage d’indépendance.

Le chiffre détonne. Fin 2020, le continent africain concentrait 1,3 % des data centers mondiaux, c’est-à-dire moins d’une centaine de structures, dont la moitié est d’ailleurs hébergée en Afrique du Sud. Pour s’aligner sur le pays, le reste de l’Afrique aurait besoin de 700 nouvelles installations, estimait, début 2021, l’Association africaine des data centers (ADCA). Ces data centers, qui regroupent serveurs informatiques et données personnelles, constituent pourtant la pierre angulaire de l’objectif de la plupart des dirigeants africains : la souveraineté numérique.

Disposer de ses propres infrastructures numériques et, donc, stocker ses données sur place est d’abord un enjeu économique de taille. « Les données personnelles, c’est l’or noir du XXIe siècle, confirme Mamoudou Niane, directeur juridique de la commission de protection des données personnelles (CDP) au Sénégal. Héberger sa propre data, la réutiliser ou la vendre permet, par exemple, aux entreprises et aux start-up locales, de rester compétitives par rapport aux firmes étrangères. »

« Les données personnelles, c’est un peu l’or noir du XXIe siècle »

Pour le responsable, stocker ses données sur place est d’ailleurs aussi bénéfique pour l’État qui les héberge que pour ses voisins. « Une masse de données nationales favorise l’échange intracommunautaire. Un data center au Sénégal, par exemple, est un booster d’intégration économique pour toute la zone UEMOA [Union économique et monétaire ouest-africaine, NDLR]. »

Données bancaires, religieuses ou de santé

Au-delà du seul bénéfice financier, les data centers locaux garantissent aussi l’indépendance politique et économique des autorités vis-à-vis de l’étranger. Pour Lina Fassi Fihri, avocate au Barreau de Paris associé du cabinet LPA-CGR à Casablanca, au Maroc, « en hébergeant leurs données en dehors de leurs frontières, en Europe et aux États-Unis, les pays africains prennent des risques. Si pour une raison ou une autre – catastrophe naturelle, guerre, crise diplomatique -, les pays tiers décidaient de couper l’accès à leurs data centers, plusieurs millions d’individus et d’entreprises africaines perdraient leurs données ».

« En plus de ce risque de perte physique, ajoute-t-elle, les données bancaires, religieuses ou de santé des citoyens africains pourraient faire l’objet d’une exploitation par des entreprises d’intelligence économique.  » Selon l’avocate, il est donc nécessaire « d’amorcer un vrai travail de sensibilisation et rappeler que, si l’individu est propriétaire de ses données, l’État doit les protéger, pour assurer la protection de la collectivité. C’est un enjeu de souveraineté nationale ».

D’autant plus que l’accès à Internet, la numérisation des services publics, l’e-commerce et les services bancaires se sont largement démocratisés sur le continent. En 2021, le taux de pénétration d’Internet en Afrique était de 43 %, soit trois fois plus qu’il y a dix ans.

« Une vision datée du numérique »

Si les bénéfices du stockage des données personnelles sont si grands, pourquoi l’Afrique accuse-t-elle autant de retard en la matière ? Premier écueil, pour Salim Azim Assani, fondateur de l’incubateur tchadien Wenaklabs dédié aux nouvelles technologies, « le déficit énergétique » et « le manque de connectivité » du continent.

L’Afrique est en effet la région du monde où la bande passante internationale – débit de transmission d’un pays vers le reste du monde – est la plus faible. Selon le rapport 2021 de l’Union internationale des télécommunications (UIT), un internaute africain en utilise un peu plus de 50 kbits, soit environ sept fois moins que son alter ego européen – 340 kbits/utilisateur.

Pour l’entrepreneur tchadien, un peu partout sur le continent persiste aussi « un manque de vision politique. Nos dirigeants ont une vision datée du numérique, en décalage avec les aspirations d’aujourd’hui ». Autre obstacle de taille à l’éclosion de la souveraineté numérique en Afrique : le manque de main-d’œuvre.

« Recruter du personnel local dans ce secteur est très compliqué, car l’offre de formation ne suit pas, et les profils ne sont donc pas adaptés. Pour voir émerger des data centers, il faut des ressources humaines qualifiées et qui souhaitent rester dans leur pays d’origine, confirme Lina Fassi Fihri. Ainsi qu’un écosystème propice incluant des centres de recherche. »

Puissant supercalculateur

Malgré les difficultés, et conscients de l’enjeu, quelques pays du continent se sont lancés. En juin 2021, le Sénégal a inauguré en grande pompe son data center à Diamniadio, près de Dakar. L’infrastructure « va permettre de stocker les données de l’administration, et celles du secteur privé », avaient déclaré les autorités, et ce, afin de « faciliter la dématérialisation des démarches administratives ».

Le Maroc, lui, entend bien devenir le leader du continent. Le royaume dispose déjà de plusieurs infrastructures dédiées et a ouvert, en mars 2021, au cœur de l’université Mohammed-VI Polytechnique (UM6P), l’African Supercomputing Center, le plus puissant supercalculateur d’Afrique. Des ambitions au service de la protection des données sur le sol marocain : en juillet dernier, Rabat a interdit l’hébergement de ses données sensibles à l’étranger.

Plus à l’est, au Tchad, les autorités ont développé un partenariat avec le géant chinois Huawei, réputé proche de Pékin, pour la construction d’un data center dans la capitale, Niamey. Une collaboration public-privé « efficace » mais qui « n’est pas la solution miracle, conclut Salim Azim Assani. Pour plus de sécurité, ces partenariats doivent s’opérer avec des entreprises locales ».

Le Point

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